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Libération – 10/10/2009
Grumbach, l'architecte qui rêve de relier Paris au Havre
L'architecte Antoine Grumbach en a rêvé. Seine Métropole, son projet d'étendre la capitale le long de la Seine jusqu'à la Manche, a tapé dans l'œil de l'Elysée. Un axe de rébellion se dessine en Normandie.
Le 29 avril, à la Cité de l'architecture et du patrimoine, Nicolas Sarkozy monte en chaire pour prononcer un discours fleuve sur l'avenir de la région parisienne. Il Y est question, majuscules comprises, de «Beau», de «Grand», de «Vrai», jamais la plume du scribe Henri Guaino n'a plongé si profondément dans l'encrier de Victor Hugo pour faire vibrer des horizons grandioses. Mais soudain, face à son public de ministres, d'urbanistes et d'élus locaux, le chef de l'Etat décoche cette phrase impérative' «Faisons le choix stratégique que nous 'dicte la géographie, Le Havre, c'est le port du Grand Paris, et la Seine est l'axe nourricier autour duquel la métropole a vocation à s'ordonner.» En quelques mots un nouveau cap a été assigné au développement de la capitale, vers la mer.
Jolie formule
Ce n'était là ni du Hugo, ni du Guaino et encore moins du Sarko, c'était du Bonaparte. Le 7 novembre1802, le futur empereur s'était arrêté au Havre et, si l'on en croit Michelet, avait lancé aux commerçants de la ville: «Paris, Rouen, Le Havre sont une seule et même ville dont la Seine est la grand-rue.» Jolie formule qui, il y a cinq ans, avait déjà frappé l'imagination de l'architecte et urbaniste Antoine Grumbach. Au point que, depuis, ce dernier s'est efforcé de donner chair à cette vision, jusqu'à en faire l'un des dix projets présentés ce 29 avril à la Cité de l'architecture (jusqu'au 22 novembre), pour imaginer un avenir au «Grand Paris». Et ce projet a d'emblée tapé dans l'œil de l'Elysée. Sous le nom de Seine Métropole, Grumbach et son équipe ont jeté les plans d'une ville linéaire descendant le fleuve de Paris jusqu'à la Manche, via Rouen. Soit une alternance de zones urbaines et de nature sur 350 kilomètre, comme un couloir de vie, de loisirs et d'activités desservi par un dense réseau de transports (pardon, par un «tressage des mobilités»). Ainsi Le Havre deviendrait- il authentiquement le port de Paris, ainsi Paris trouverait-il, comme la plupart des grandes métropoles mondiales, un débouché maritime à l'heure où la mondialisation fait transiter par la mer 85% des échanges de marchandises.
Le projet de Grumbach est extrêmement séduisant, à la fois utopique et concret, et, surtout, il Rompt avec le développement radioconcentrique de la capitale. En sus, il y a dans cette vision comme une incarnation de l'éternel «désir de mer» de la capitale. La voie vers la Manche ne serait plus la monotone autoroute de Normandie, mais la Seine, à la fois vecteur et lieu de vie. Et le bout du chemin ne serait plus les plages de la Côte fleurie et leurs éphémères villégiatures mais Le Havre, une ville rendue séduisante par le regard neuf qu'on porte sur son centre reconstruit radicalement par Auguste Perret, béton hier oppressant devenu comme par magie patrimoine de l'humanité classé par l'Unesco. Et puis il y a les nouveaux docks, une vie culturelle ressuscitée, la plage, le large. Bref, un horizon.
Le 7 novembre 1802, Bonaparte s'était arrêté au Havre et, si l'on en croit Michelet, avait lancé aux commerçants de la ville: «Paris, Rouen, Le Havre sont une seule et même ville dont la seine est la grand-rue.»
Avant même que les dix équipes phosphorant sur le Grand Paris n'entament leur travail de synthèse (c'est la suite prévue par le processus), le président de la République a donc adoubé cette échappée grumbachienne vers l'Ouest et, peu après, il a donné son feu vert à une ligne TGV devant relier Paris et Le Havre en une heure, c'est le premier élément concret du projet. A charge toutefois, pour l'équipe de Seine Métropole, de réunir une large adhésion populaire autour de sa vision. Or un obstacle imprévu s'est dressé. Dans sa descente de la Seine, voici que le Grand Paris se heurte à... La Grande Normandie.
Guerres picrocholines
Depuis au moins trente ans, Haute et Basse- Normandie (administrativement séparées en 1956) cherchent un moyen de se rabouter pour former la grande région que tout le monde ou presque appelle de ses vœux. Mais il Ya les alternances politiques, les guerres picrocholines entre barons normands, le choix épineux d'une capitale, les lourds processus administratifs, si bien que rien ne se fait. Or la région parisienne se lance soudain clans une quasi-annexion de la Haute-Normandie (Seine Maritime Eure). Paris débarquera- t-il sur des terres vaincues? L’estuaire de la Seine est-il condamné à n'être qu'une lointaine banlieue de la capitale, comme Rouen l'est déjà plus ou moins? Et que deviendra Caen, capitale de la Basse-Normandie (Manche, Orne et Calvados), laissée à l'écart de ce schéma séquano-séquanais? En juin, le grand géographe de la Normandie Armand Frémont a pris l'initiative d'écrire aux barons normands -le maire UMP du Havre Antoine Rufenacht, le maire PS de Caen Philippe Duron, le président de l'agglomération de Rouen Laurent Fabius, les présidents de régious Lament Beauvais (Basse- Normandie) et Alain Le Vern (Haute) – pour leur tenir à peu près ce langage, le projet Grumbach est intéressant, mais il prendrait plus de sens avec une Normandie unifiée. Armand Frémont est à la Seine, si l'on ose cette image, ce que Dany Cohn-Bendit est au Rhin, il a vécu ses vingt premières années au Havre (Seine Maritime, en haut), mais fait sa carrière universitaire à Caen (Calvados, en bas) où il fit fleurir son concept d'«espace vécu» (1). Ensuite, le géographe a exercé de hautes fonctions loin de sa Normandie, prenant alors du recul. Comme conseiller à la Datar, en particulier, il a acquis la conviction que les problèmes de la région parisienne ne pouvaient pas se résoudre que dans la seule I1e-de- France. Il fallait une vision plus large, «Celle de Grumbach, qui ne manque pas de souffle ni de culot, est la seule qui voit au-delà du bassin parisien, analyse Frémont. En outre, le projet s'appuie sur une ligne de force qui n'est pas une invention, la vallée de la Seine est un axe d'urbanisation réel,» Oui, mais la Normandie là-dedans? «C'est le problème. Il est nécessaire qu'existe une grande région capable de dialoguer avec le Grand Paris, sans quoi Le Havre et l'estuaire de la Seine ne seront plus que des appendices de l'Ile-de-France. Par ailleurs, un axe Paris- Le Havre sans unification de la région serait un mauvais coup porté à la Basse Normandie, qui se remuerait marginalisée.» D'autres géographes sont beaucoup plus critiques qu'Armand Frémont. «Le développement d'un axe Paris-Rouen-Le Havre et l'unification de la Normandie sont deux projets inconciliables. Il faudra trancher», estime Bruno Lecoquierre, directeur de l'UFR de Lettres et sciences humaines de l'université du Havre, qui voit mal comment un quasi –rattachement de la Haute-Normandie à la région parisienne laisserait possible la création d'une grande Normandie. Quand on veut épouser sa moitié, la laisse-t-on partir avec une) autre? «Le projet de Grumbach est intéressant en tant que réflexion intellectuelle, mais relève plus de la communication politique que de l'aménagement du territoire. Dans les faits, et dans ce qui a déjà été accompli sur le terrain, l'unification normande est une évolution plus naturelle que le développement d'un axe Paris – Le Havre.» Bruno Lecoquierre n'est pas trop inquiet, puisqu'il pense que le projet Grumbach a peu de chance de voir le jour, et toutes les chances de jouer un rôle d'accélérateur dans la fusion des Normandie.
Collectif et happening
D'ici les régionales du printemps prochain, le débat risque d'être vif, alimenté par les contributions de sites comme normatldie20l0.org, animé par un collectif de géographes de Rouen, Caen et Le Havre, ou encore par les interventions du collectif Bienvenue en Normandie, dont la critique du projet Seine Métropole est plus radicale, «Grumbach confond la géographie avec les cartes de géographie», écrit son animateur Philippe Cléris, enseignant caennais qui dénonce une volonté de «captation d'une Normandie "utile" urbaine et industrielle de 40 km de large et de 200 km de long au seul profit de l'agglomération parisienne.» En juin, le collectif est allé jusqu'à organiser un happening anti-Grumbach dans la Cité de l'architecture! La révolte normande n'est pas seulement géographique elle est aussi politique. Car ce Paris étendu jusqu'au Havre ressemble fort à une sorte de pied de nez élyséen fait à la Normandie socialiste. Le PS tient les deux régions, leurs capitales, les départements (hors Manche et Orne). Or Seine Métropole est un grand trait d'union tiré vers Le Havre UMP d'Antoine Ruienacht, grand gagnant de l'opération. Le maire est un homme respecté pour son bilan dans sa ville, et influent au niveau national, il fut hier directeur de la campagne présidentielle de Jacques Chirac, il est désormais un proche de Nicolas Sarkozy et de François l'ilion. Ce projet de Grand Paris jusqu'au Havre lui offre une sorte de consécration. Aujourd'hui, argumente-t-il, seul face à l' «Internationale socialiste normande», il fait avancer sa région, lui obtient une ligne TGV, lui offre des perspectives internationales puisqu'il s'agit de faire du Havre l'égal d'Anvers et de Rotterdam, voire mieux puisque son port est plus proche de l'Atlantique que ses concurrents du nord. Du coup, pour Rufenacht, l'unification normande est devenue secondaire, au point qu'il se plaît à parler de sa ville comme d'un futur «XXIe arrondissement maritime de Paris». «J'ai été un militant de la Grande Normandie depuis 1972, explique-t-il, Et j'en reste un partisan. Mais les esprits ne semblent pas mûrs, et les obstacles sont tels que je préfère m'en remettre à un principe de réalité: saisissons le projet d'Antoine Grumbach pour avancer. D'ailleurs, pourquoi ce grand axe de la Seine ne deviendrait-il pas l'épine dorsale de la Normandie à créer?» Si Rufenacht est le grand gagnant, Philippe Duran, le député-maire PS de Caen, fait figure de grand perdant. Car la capitale de Basse-Normandie est laissée à l'écart du projet Seine Métropole. Pire: le TGV normand dont le principe semble acquis voit son cours remonter vers le nord, taillé sur mesure pour Le Havre. «Le projet d'Antoine Grumbach est objectivement intéressant, car développer l'axe de la Seine est pertinent, concède Philippe Duron. Helas, l'affaire charrie aussi des aspects tactiques pour Nicolas Sarkozy :puis qu'il a du mal à dialoguer avec les élus de l'Ile-de-France, le président a choisi de déplacer le champ de bataille vers l'Ouest.» Rouen s'arrête à sa gare Enfin, le maire de Caen voit lui aussi une menace sur l'unification: «Si la région parisienne descendait jusqu'au Havre, que resterait-il de la Normandie après ça ?» Et de rappeler que Nicolas Sarkozy a déclaré voilà peu: «Les Normandie, on les aime, mais en faut-il deux?» Pourtant, «le gouvernement n'a rien fait depuis un an et demi pour que le dossier avance.» Pour autant, Philippe Duran estime qu'il serait idiot de lutter contre l'influence de l'lle-de France, qu'il faut au contraire «construire avec elle», mais pas dans un rapport de forces si défavorable. Quant à Rouen, qui est déjà largement dans la zone d'influence de la région parisienne, elle semble se préoccuper avant tout de l'emplacement de sa future gare. Elle la voulait au sud, mais voilà que le projet Crumbach l'imposerait au nord, pour faciliter la desserte TCV du Havre. Toutes ces objections laissent Antoine Grumbach de marbre, il se demande même pourquoi on vient l'emmerder avec ça. La seule région pertinente à ses yeux, c'est le bassin hydrographique de la Seine. Et pour lui, il faut même voir plus loin, au-delà de cette utopique communauté urbaine s'étendant tout au long du fleuve, en imaginant d'ores et déjà une super-mégalopole européenne comme un triangle dont les coins seraient Paris, Londres et Rotterdam. De toute manière, «Seine Métropole dépasse la bipolarité Paris-province», plaide l'architecte urbaniste, habité par une vision dont il est devenu le prophète, ou du moins l'évangéliste.
Depuis le 30 juin, il dit avoir animé pas moins de trente réunions publiques pour faire partager son rêve. L’une des plus importantes a eu lieu le 22 septembre à la Chambre de commerce et d'industrie du Havre, qui a dû refuser du monde. Devant 800 personnes, Grumbach a parlé pendant une heure et quart sans reprendre son souffle. La salle était acquise à son projet, et le moment était historique car c'est précisément le jour de la création de cette chambre de commerce, en 1802, en Bonaparte était venu agiter cette idée de grande ville Paris-Rouen- Le Havre!
Modes de gouvernance
Depuis, il y a eu Fernand Braudel et son Identité de la France, dans laquelle l’historien juge «Paris trop continental pour avoir un statut mondial» (selon les termes de Grumbach), notant au passage que Rouen aurait été a priori une meilleure candidate que Paris au rang de capitale (les faits en ont décidé autrement). Eh bien, affirmait Grumbach, c'était aujourd'hui l'heure d'un renversement de l'histoire. Dès le Schéma directeur d'aménagement urbain (SDAU) de 1965, Paul Delouvrier avait esquissé un développement de la région parisienne le long de la Seine. Sans suite. Grumbach y voit toutefois un signe: «Quand des idées réapparaissent de manière récurrente, c'est qu’elles ne doivent pas être trop mauvaises.» Grumbach et son équipe n'ont pas dans leurs cartons des plans de villes nouvelles à construire tout au long de la vallée de la Seine. Ils estiment que c'est plutôt via le tressage des réseaux de transports et d'infrastructures (culture, recherche, télécoms...) que la grande communauté urbaine prendra forme. Ils envisagent de nouveaux modes de gouvernance pour gérer cet ensemble, comme un CIP Vallée de la Seine (Groupement d'intérêt public). Dès la mi-octobre sera désigné un responsable pour coordonner les ports du Havre, de Rouen et de Paris. Afin de donner une substance au rêve, une exposition universelle pourrait être organisée le long du fleuve.
Piste cyclable
Le poète Ferdinand Lop, éternel candidat aux présidentielles, voulait prolonger le boulevard Saint Michel jusqu'à la mer (c'eût été la Méditerranée). Antoine Grumbach, lui, veut relier la Concorde à la Manche. Le premier proposait de supprimer le wagon de queue des métros. Le second veut faire très vite une piste cyclable de Paris au Havre pour «développer un sentiment d'appartenance collective à la vallée de la Seine». Rendez-vous en 2017, année des 500 ans de la fondation du Havre par François 1er", pour voir si les idées de Grumbach ont eu plus de chance que celles de Lop. _ (1) Son dernier ouvrage est «Normandie sensible», éditions Cercle d'art, 2009.
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