Lancé en 2008 par
Nicolas Sarkozy, le
Grand Paris a donné des idées à nos voisins. Notamment à la
Russie, qui entend affirmer sa toute-puissance par un projet encore plus ambitieux, à l'échelle de son immense territoire.
Et elle risque bien de damer le pion à la France, qui a fait quelques pas en arrière au lendemain de l'élection de François Hollande. S'il a promis de s'engager, lors de la campagne présidentielle, à poursuivre le projet de son prédécesseur, la gauche a annoncé revoir à la baisse les engagements pris, en tout cas en terme de budget. Remboursement de la dette oblige! Cécile Duflot, la ministre du Logement et de l'Égalité des territoires, le résume en une phrase: «Le Grand Paris ne sera pas Dubai-sur-Seine.»
La France voit petit. Mais la Russie voit grand, annonçant le chiffre de 35 milliards d'euros sur cinq ans pour son futur Grand Moscou, plus 15 milliards pour la construction de logements sociaux jusqu'en 2015. L'enjeu? Désengorger une ville au bord de l'apoplexie, en raison d'habitations vétustes, de l'arrivée massive de migrants et surtout d'embouteillages dantesques: jusqu'à 3000 km de bouchons cumulés relevés en 2010 à la veille de Noël. On estime à 3,5 millions le nombre de nouveaux habitants dans les vingt-cinq prochaines années. D'où la solution d'installer les administrations hors du centre, dans une zone sans gratte-ciel.
Le 13 janvier, une consultation internationale a été lancée pour créer «les conditions du développement de Moscou en tant que ville mondiale et centre international de la finance, de l'éducation, de l'innovation et du tourisme». Puis, en mars, une délégation moscovite emmenée par Marat Khusnullin, adjoint au maire chargé de la construction et de l'urbanisme, et Alexander Kuzmin, architecte en chef de la ville, est venue présenter son projet auMipim, grand rendez-vous des professionnels de l'immobilier à Cannes.
Dix équipes internationales d'architectes urbanistes ont été présélectionnées parmi 66 candidatures, dont 3 équipes parisiennes: Yves Lion Associés + le bureau Ostojenka de Moscou, AUC (Djamel Klouche) et le groupement Jean-Michel Wilmotte (né en 1948) et Antoine Grumbach (né en 1942) et Associés.
Ils sont en compétition contre Ricardo Bofill (Barcelone), Rem Koolhas (OMA de Rotterdam) et Diller Scofido + Renfro de New York avec l'atelier Tchemikov. Des séminaires de travail réguliers pour affiner le cadre de la commande ont démarré il y a trois mois. Le dernier aura lieu le 23 août, date à laquelle chaque concurrent remettra ses propositions, en vue d'une exposition à Moscou. Un jury donnera ensuite son verdict, prenant vraisemblablement ce qu'il y a de meilleur dans chaque projet.
«Tout est allé très vite, les Russes veulent commencer à construire demain», explique Wilmotte, qui fait plancher une douzaine de collaborateurs parmi les deux cents de son bureau parisien. Pour un cinquième grand oral qui avait lieu le 22 juin dans l'hôtel InterContinental de Moscou, l'ambiance avait des allures de procès kafkaïen. «Tout est minuté, noté, filmé. Chaque équipe a sa place attitrée avec un numéro de rang et parle dans un ordre bien défini», témoigne l'architecte à l'agenda bien rempli.
Il vient de terminer la rénovation de la Maison de la Mutualité à Paris et va livrer, à la rentrée scolaire, l'École du barreau, à Issy-les-Moulineaux, avant de s'attaquer à la rénovation du mythique hôtel Lutetia et à la construction du Centre de gestion sportive de Ferrari à Maranello-Ferraro.
«Ne pas calquer un modèle anglo-saxon»
Diplômé de Camondo, cette figure de l'art qui incarne l'esprit contemporain doublé de l'élégance française doit avoir les yeux sur tout: de la poignée de porte imaginée par son cabinet de design de la rue Sainte-Anastase, à la poutre en bois de la structure du Nice Stadium de 35.000 places qui doit être livré en 2013.
Pour ce Grand Moscou, Wilmotte est associé à Grumbach, une figure du Grand Paris qui a plaidé pour une ville multipolaire allant jusqu'au Havre. «Il nous a fallu mener une réflexion macroéconomique très poussée pour imaginer un réseau de transports qui contournerait la ville. Nous proposons de nouveaux éléments de circulation reliant les gares et les aéroports», explique-t-il, après avoir réfléchi sur les couloirs végétaux aérant la ville actuelle et les réseaux routiers dix fois moins denses que dans une métropole d'Europe de l'Ouest. Selon sa chargée d'études, l'Allemande Anne Speicher, cela a nécessité «des centaines d'heures de réflexion et de simulation sur ordinateur».
Heureusement, sur les nouveaux territoires à repenser, il n'y a pour l'instant pas grand-chose hormis quelques petites villes universitaires, des centres commerciaux traversés d'autoroutes à douze voies, et des datchas perdues dans des forêts. Le duo français a été jusqu'à faire des coupes d'échelle comparées avec des îlots d'habitations à Manhattan ou à Londres pour comprendre la typologie moscovite. «Le but est de ne pas calquer un modèle anglo-saxon dans une agglomération verte qui doit garder son caractère, avec 50% construit et 50% vert, commente Wilmotte. Cela fait plaisir aux Russes qu'on les comprenne.»
Sur la carte de Wilmotte et Grumbach, les routes sont doublées, un circuit connecte les gares et les trois grands aéroports (pas plus de 30 minutes de l'un à l'autre). Quelque 4700 km de rails en partie souterrains maillent le territoire. Comme pour le Grand Paris, un métro doit faire le tour de la ville, en une heure seulement. Déjà performant par rapport à d'autres pays, le métro existant se transforme en express avec 23 nouvelles stations sur 110 km. Et lui est superposé un high speed metro avec 110 stations, soit un réseau de 600 km.
Le point fort du projet est aussi, en circonférence, la création de neuf grandes portes, symbole architectural revisité de l'Antiquité. L'équilibre financier pourrait être atteint par la construction de 250 millions de mètres carrés de logements et 30 millions de mètres carrés de bureaux, de services et d'équipements. Ils pourraient générer 1,5 million d'emplois. La nouvelle ville est enfin pensée pour produire plus d'énergie qu'elle n'en consomme afin de supporter ce nouveau Moscou du Sud-Ouest, qui sera aussi un modèle d'équilibre écologique.
L'équivalent d'une zone allant du Havre à Troyes
Le 1er juillet dernier, Moscou a vu sa surface plus que doubler à la suite de l'inclusion de territoires situés à une trentaine de kilomètres au sud-ouest. Pas moins de 21 municipalités sont ainsi intégrées dont deux capitales de district, Troïtsk et Chtcherbinka. La superficie de ces ajouts atteint 148.000 hectares. Au total, la zone géographique concernée porte sur l'équivalent d'une surface allant du Havre à Troyes. En terme de population, 230.000 personnes sont officiellement devenues des Moscovites. Initiateur du projet en 2011, l'ancien président Dmitri Medvedev avait alors appelé à convertir l'agglomération capitale, qui compte entre 18,6 et 20 millions d'habitants (recensement 2010 comprenant la ville et la région), en «mégapole agréable à vivre», pour en faire une «locomotive du développement de la région». À l'instar de ce qui était prévu pour le Grand Paris, ce «Grand Moscou» doit s'inscrire dans une véritable politique économique et industrielle.